La Balade Sauvage #2 : ouvrir des lieux aux cultures venues d'ailleurs, lever les yeux sur des bâtiments oubliés...
et autres réflexions pour sortir des sentiers battus.
La Balade Sauvage, c'est une fenêtre ouverte sur de nouveaux modes d'habiter, de collaborer, de voyager ou de rêvasser. Mais aussi un prétexte pour rencontrer celles et ceux qui font bouger les lignes.
Pour cette deuxième balade, je vous emmène dans deux métropoles reconnues pour la richesse de leur patrimoine architectural. Pour autant, aux bâtiments qui font la fierté des guides touristiques, j’ai préféré évoquer des espaces délaissés qui parviennent à retrouver une nouvelle vie grâce à des projets audacieux.
Place donc à un programme en deux temps :
Direction Bordeaux pour évoquer l’Atelier des Citernes, un nouveau lieu de vie à deux pas de la gare, par le prisme de la formidable initiative Marie Curry.
Puis, cap sur la région parisienne pour rencontrer Hugo Trutt, un mordu d’architecture qui nous invite à regarder la ville autrement grâce à ses visites guidées.
Bonne lecture.
L’Atelier des Citernes : nouveau lieu de vie bordelais et terre d’accueil du projet gastronomique engagé Marie Curry
Emblème du quartier Amédée Saint-Germain, le château d’eau des ateliers ferroviaires de la gare Bordeaux Saint-Jean – édifié entre 1854 et 1857 – a retrouvé une deuxième jeunesse. Ce « totem » de 900 m2 coiffé de quatre cuves métalliques culminant à plus de 20 mètres du sol a été entièrement restauré.
À quelques mètres, un ancien atelier SNCF s’est également métamorphosé : baptisé l’Atelier des Citernes, il est désormais le cœur battant d’un secteur en pleine reconversion porté par l’EPA Bordeaux Euratlantique (Établissement Public d’Aménagement) et Ville Envie – opérateur et « créateur de vie.s de quartier.s » : comptoirs culinaires, espaces associatifs, résidences d’artistes, programmation d’évènements musicaux et artistiques, espaces de travail… L’Atelier des Citernes est un nouveau lieu de vie ouvert à tous, à l’image d’une « place conviviale et animée de quartier ».
Pour partir à la découverte ce bâtiment hybride, je suis allée à la rencontre d’Élise Thorel, la co-fondatrice de Marie Curry. D’une pierre deux coups, cet échange est l’opportunité de mettre en lumière une formidable initiative culinaire dédiée aux femmes en exil, tout en évoquant l’Atelier des Citernes par le prisme d’un acteur qui fait vivre le lieu.
Bonjour Élise, peux-tu nous expliquer comment est née Marie Curry ?
Élise Thorel : C’est une longue histoire qui a débuté en 2019, lorsque j’ai découvert des projets gastronomiques particulièrement stimulants, comme Meet My Mama ou les Cuistots Migrateurs. Cela a renforcé mon envie de mêler gastronomie et enjeux sociétaux. Après une formation sur les fondamentaux des techniques culinaires à l’école Ferrandi, je me suis rapprochée du Refugee Food Festival qui met en valeur les talents culinaires des personnes réfugiées sur le territoire bordelais.
Mon expérience en tant que bénévole m’a permis de rencontrer Sandrine Clément, la porteuse de projet du festival. Rapidement, nous nous sommes rendu compte que l’on partageait des valeurs communes et l’envie de proposer quelque chose de complémentaire aux solutions de gastronomie solidaire déjà existantes sur le territoire. Voilà comment est née l’idée de Marie Curry, soit l’ambition de valoriser le matrimoine culinaire de femmes réfugiées et issues de l’immigration sur la métropole de Bordeaux.
Quelles sont les activités principales de Marie Curry ?
E. T. : Notre objectif premier est d’offrir des opportunités valorisantes et épanouissantes – tant d’un point de vue économique que social – à ces femmes passionnées de cuisine. Pour cela, nous leur proposons des formations sur les techniques culinaires et leur savoir-être, ainsi qu’une communauté de pairs pour s’entraider et profiter d’une dynamique positive. Dans le même temps, nous avons également développé un service de traiteur et d’évènements culinaires.
Le but est de décloisonner, qu’elles aient l’opportunité d’aller à la rencontre d’un public auquel elles n’auraient pas forcément accès. En 2023, pour valoriser encore plus le talent de ces formidables cuisinières, nous avons ouvert un restaurant dans le quartier Saint-Michel avant de transférer cette activité de restauration en version street-food au sein de l’Atelier des Citernes.
Ces femmes ont eu des parcours de vie compliqués…
E. T. : Nous accompagnons des femmes réfugiées et immigrées qui souffrent de discrimination. Pour autant, chaque parcours de vie est unique, chaque expérience est singulière, que ce soit par rapport à leur niveau d’études, leur culture ou leur tempérament. C’est donc extrêmement enrichissant au quotidien, mais aussi challengeant, notamment au niveau de la communication verbale. La majorité des femmes qui composent l’équipe ne parle pas dans leur langue maternelle, ce qui peut causer des incompréhensions et des difficultés à percevoir le second degré ou les sous-entendus.
Néanmois, on est très loin des crêpages de cheveux ! Il y a un vrai état d’esprit d’entraide, de partage et d’ouverture à l’autre.


Pourquoi avoir choisi de vous installer à l’Atelier des Citernes ?
E. T. : C’est une belle opportunité pour faire découvrir notre cuisine au plus grand nombre, bordelais ou personnes de passage, en plus de notre activité traiteur. C’est aussi un moyen d’illustrer concrètement les pratiques vertueuses que nous transmettons à nos cuisinières, de la graine à l’assiette. Élaborée avec des légumes de saison achetés en circuit court, la carte de notre comptoir street-food traduit notre volonté de proposer une cuisine saine avec un impact environnemental limité.
Qu’est-ce que vous appréciez particulière dans ce lieu ?
E. T. : D’abord, c’est un espace à taille humaine. Cela participe à créer une belle dynamique où l’on sent que chacun essaie de proposer une cuisine de qualité, dans une démarche responsable. Il y a une vraie émulation et une complémentarité. Nos cuisinières concoctent des plats traditionnels du monde entier peu, voire pas du tout, connus du grand public.
Et puis, la réhabilitation de l’Atelier des Citernes participe à redynamiser un secteur de Bordeaux qui manquait d’offres de restauration. C’est vraiment stimulant de voir un quartier qui reprend vie avec des commerces, des logements, des bureaux et des services de proximité.
crédit photo : Marie Curry
Ouvert le mardi et le mercredi de 10h à 22h30
Jeudi, vendredi et samedi de 10h à minuit
Dimanche de 10h à 16h
Croque Brique : sous le béton, l’histoire d’un lieu
En opposition à l’ornementation excessive et aux styles traditionnels, l’architecture moderne affiche des formes géométriques simples, parfois massives. Les uns la qualifient d’austère, tandis que d’autres vantent son minimalisme épuré. Quoi qu’il en soit, elle est difficilement classable tant elle a été traversée par des courants et des visions d’architecte variées.
J’avoue avoir eu un choc esthétique lorsque j’ai visité il y a quelques années le Couvent de la Tourette construit par Le Corbusier. Les stries du béton, la minéralité du lieu au milieu d’une végétation dense, les touches de couleurs primaires et la lumière qui semble magnifier tout ce qu’elle touche.
Hugo Trutt a certainement dû avoir lui aussi un choc esthétique pour devenir guide d’architecture. Mais attention, pas un guide comme les autres : armé de son appareil photo et de son carnet, il part à la découverte de lieux et de bâtiments qui n’apparaissent pas dans les guides touristiques. Des architectures faites de béton et de métal qui révèlent pourtant une histoire souvent oubliée.
Bonjour Hugo, peux-tu nous dire comment l’architecture est-elle entrée dans ta vie ?
Hugo Trutt : D’une manière assez naturel puisque mon père est architecte de formation. Néanmoins, il n’était pas très emballé par l’idée que je suive ses traces et que j’entame des études d’architecte. C’est un métier exigeant et souvent précaire. C’est donc par une voie détournée que j’ai fait de l’architecture le cœur de mon métier en devenant guide, après quelques années dans la publicité en ligne.
Y-a-t-il des architectes dont tu aimes tout particulièrement le travail ?
H. T. : Lorsque je prépare mes visites guidées, je « rencontre » par le biais de mes recherches de nombreux architectes. Souvent, c’est une découverte qui m’enthousiasme et me donne envie de creuser leur parcours et leurs réalisations. Il y a un architecte qui me touche particulièrement, une figure iconoclaste méconnue du grand public qui a pourtant influencé toute une génération de jeunes architectes, le bien nommé Claude Parent. On lui doit notamment l’Église Sainte-Bernadette du Banlay à Nevers qui est, à mon sens, un chef-d’œuvre indépassable.
Ce qui est amusant avec Claude Parent, c’est qu’il a toujours traité sérieusement l’architecture sans esprit de sérieux. Une posture assez rare dans un milieu à la réputation parfois un peu austère.
Quel est ton regard sur le rôle de l’architecture dans la ville ?
H. T. : On oublie souvent que l’architecture est le premier des arts majeurs. Et c’est sans doute l’art le plus présent dans notre quotidien. Lorsque l’on marche dans la rue, il y a des siècles d’histoire et de patrimoine architectural qui défilent sous nos yeux sans que l’on n’y prête attention. Avec un peu de bagage architectural, qui peut s’acquérir facilement, cela devient extrêmement jouissif de regarder ce que les autres ne voient pas.
Aujourd’hui, je vois l’architecture partout, mais je n’oublie pas que c’est avant tout un travail collectif qui n’existerait pas sans les commanditaires, les paysagistes et les différents corps de métiers qui donnent vie aux plans architecturaux.
C’est de cet amour pour les bâtiments méconnus qu’est née l’aventure Croque Brique ?
H. T. : L’idée d’organiser des visites guidées me trottait dans la tête depuis un moment, sans savoir que l’architecture y occuperait une place centrale. Et puis j’ai déménagé dans le 13e arrondissement de Paris, un quartier marqué par ses grandes tours et son urbanisme étrange daté des années 1960-1070. La proximité avec cette verticalité m’a frappé et je me suis rendu compte qu’il n’existait pas de condensé accessible expliquant l’histoire de ces tours. J’avais le sentiment qu’il manquait de la documentation grand public.


Belleville, La Défense, Ivry-sur-Seine… Justement, comment élabores-tu ces visites guidées hors des sentiers battus ?
H. T. : Au départ, il y a toujours une étincelle de curiosité pour un bâtiment, un contexte historique ou un architecte. À partir de cet élément déclencheur, j’entame une phase géniale d’exploration où je déambule dans la ville le nez en l’air, à prendre des photos.
Ensuite vient une phase intense de recherches documentaires où il m’arrive de lire des thèses de 600 pages en quête d’histoires et d’anecdotes impossibles à trouver en faisant une recherche sur Internet. Évidemment, toute la matière collectée n’est pas recrachée lors des visites. Il faut ensuite construire une narration, définir un début, une fin et un fil conducteur qui soient à la fois captivants et cohérents.
Le béton est souvent critiqué pour son austérité et son manque d’originalité. Pourtant, tes visites offrent une nouvelle lecture. Que réponds-tu à ses détracteurs ?
H. T. : Je leur réponds qu’ils ont partiellement raison ! Le béton a été beaucoup utilisé pendant les Trente Glorieuses pour répondre à une urgence, celle de la reconstruction et de la mise aux normes de logements destinés à accueillir les enfants du baby-boom. Il fallait faire vite, avec des procédés industriels qui manquaient parfois d’originalité et un matériau encore jeune. À l’époque, on pensait par exemple que le temps n’aurait pas de prise sur le béton.
Aujourd’hui, je pense que la question n’est pas tant de se demander si le béton est un mauvais matériau, que d’essayer de lui trouver une vraie alternative.


Tes visites sont une manière de voir la ville sous un nouveau jour, de comprendre l’histoire. In fine, n’est-ce pas un moyen de réenchanter le quotidien ?
H. T. : Plus que réenchanter, mon but est de ramener quelque chose qui soit de l’ordre de l’affect entre le grand public et l’architecture. Encore aujourd’hui, il y a parfois une défiance entre la population générale et le monde de l’architecture - même si ce dernier fait de beaux efforts de pédagogie.
L’architecte italien Giancarlo De Carlo disait : « L’architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes ». C’est une bonne formule pour dire que les architectes ont besoin de passeurs. Sans prétendre les remplacer, il y a besoin de tiers pour aider à dépasser les clivages et faire connaître l’histoire de l’architecture. Parce qu’apprendre à connaître, c’est commencer à aimer. Et si l’on aime un bâtiment, on le protège.
Aujourd’hui, le secteur de la construction a un impact écologique colossal et il me semble important de valoriser la rénovation et la transformation des bâtiments plutôt que la démolition. Si mes visites guidées permettent à des personnes n’ayant pas d’affinité avec l’architecture de regarder et d’apprécier des bâtiments qu’ils ne voyaient pas auparavant, c’est déjà une formidable réussite !
Découvrez Croque Brique et réservez votre visite guidée
crédit photo : (1) Jérémy Aiache / (2-5) Hugo Trutt
🌿 J’espère que cette balade vous a plu.
On se retrouve très vite pour une nouvelle édition.
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À très vite,
Aurélie
Qui suis-je ? Créactrice de contenus qui aptent, engagent et convertissent - avec un goût affirmé pour l’habitat, l’urbanisme, l’architecture et la mobilité -, j'accompagne les marques, les entreprises et les agences dans leur stratégie éditoriale et la production de contenus (charte éditoriale / copywriting / rédaction).